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La Thorsdrapa
Pour clore ce mini-cycle consacré à Thor, ma version en français de la Thorsdrapa, texte qui n'appartient pas à l'Edda poétique sensu stricto.
Je n'ai pas la prétention d'affirmer qu'il s'agit de la bonne. En effet, ce texte rédigé à la fin du Xème siècle ou au début du XIème est délicat de traduction et d'interprétation, et les éminents savants qui se sont penchés sur son cas n'en ont pas livré des versions similaires, à commencer par la reprise en prose du plus célèbre d'entre eux, Snorri Sturluson (dans le Skaldskaparmal), peut-être du fait qu'il rapportait un mythe plus ancien que le poème lui-même. Son auteur, Eilífr Goðrúnarson, dont on ne sait presque rien sinon qu'il fut scalde à la cour du Jarl Hakon, devait être un poète de génie maniant à la perfection toutes les subtilités sémantiques et formelles de sa langue et de son art. En effet, il use dans la composition de ses kenningar (périphrases généralement à tiroirs désignant un sujet ou un objet tout en évitant soigneusement de le nommer) de termes souvent à double-sens. D'où des jeux de mots à la fois subtils, concordants du point de vue du sens avec le reste du texte, parfois amusants, toujours pertinents, mais qui rendent la lecture difficile, sachant qu'en outre, dans la versification en vieux norrois, l'ordre des mots avait moins d'importance que le rythme. Ce qui devait paraître plus ou moins évident aux norvégiens de l'époque ne nous est donc pas accessible directement, sauf aux islandophones. D'autant que les nombreuses copies et différentes versions incluses dans les codex ont pu être sujettes à des erreurs et à des interpolations.
Par exemple, en traduction littérale avec les double-sens et les renvois d'un mot à l'autre, les deux premières strophes pourraient donner quelque chose comme ça :
1. Le père de la corde marine (Loki, père du serpent Jormungand) pressa le bûcheron (associé, compagnon : les Ases sont des géants à l'origine...) du filet de la vie des dieux des saillies verticales (ou des lieux d'envol)(donc les géants), le fourbe provocateur du Gautr du tonnerre guerrier (le loyal ami de Gautr (Odin) maître du tonnerre-guerrier (Thor), donc le fourbe provocateur est Loki) déclara que de verts chemins conduisaient au cheval des murs de Geirrod = maison de Geirrod (murs = montagnes, cheval de Geirrod = loup. Les géants sont apparentés au Loup).
2. Thor à l'âme brave n'avait pas besoin que le chemin (la voie, le guide) des vautours (à noter que lopt = air et que Lopt est un nom de Loki : l'air est bien le chemin des vautours, et Loki leur guide) lui dise souvent de faire le voyage. Il était désireux d'opprimer les descendants de l'épine (thorn, sens de thurs, la rune qui signifie aussi géant et qui représente la force mâle et brutale). Le dompteur de la ceinture (celui qui est en plus accoutumé à utiliser la ceinture (de force)) de Gandvik (Baie Magique = Océan Blanc, donc la ceinture de Gandvik est Jormungand. Thor est à la fois le possesseur de la ceinture de force et celui qui est destiné à tuer Jormungand, ceinture de la mer), plus puissant que les écossais des habitations d'Idi (un géant), partit à nouveau de chez Thridi (le Troisième = Odin) vers les parents d'Ymir (le géant primordial).
En conséquence, toute traduction est obligée de prendre parti, et chaque traducteur est placé devant ce dilemme. J'ai donc choisi certaines options. Vous avez le droit (le devoir ?) de ne pas être d'accord.
Une drapa est un éloge, une louange, un hymne. C'est patent dans ce texte.
Un peu de musique pour un autre genre d'hymne à la même déité : Thor, de Therion.
Je me suis permis, pour plus de clarté, de décoder dans le texte ci-dessous le sens des principaux kenningar.
Hymne à Thor
Synthèse personnelle des versions anglaise de Faulkes, française de Dillman dans sa traduction de S. Sturlusson (Skaldskaparmal), du décodage de S. Egilsson, et des reconstructions effectuées à partir des 3 codex (Regius, Trajectinus et Wormianus). Il en existe bien d'autres traductions.
1. Le père du wyrm sous-marin du monde (Loki)
Exhorta le ravageur du destin des géants des falaises (Thor)
A quitter sa demeure.
Loptr, maître des mensonges !
Le fourbe manipulateur de l'ami de Gautr, dieu du tonnerre (Thor),
Lui affirma que de verdoyants chemins
Menaient à la demeure de Geirrod creusée dans l'écore.
Le voyage de Thor
2. Thor à l'âme bien-trempée n'avait nul besoin
Que le mentor des vautours (Loki)
Lui serine à nouveau d'entreprendre le voyage.
Il était impatient d'en découdre
Avec les descendants des thurses.
Alors le dompteur (Thor) de la ceinture de Gandvik (Jormungand)
Plus puissant que les Ecossais de la demeure d'Idi (les géants),
Quitta à nouveau la demeure de Troisième (Odin)
En direction de l'engeance d'Ymir (les géants).
3. Son serviteur seigneur de la bataille (Thialfi)
Fut plus prompt à rejoindre celui qui active les armées (Thor)
Dans son expédition
Que le faix parjure des psalmodieuses de galdr. (Loki)
Je récite le flot inspiré coulant des lèvres de Grimnir (la poésie).
Le chasseur des filles vivant
Dans les repaires élevés d'où glatissent les aigles (les géantes vivant dans les falaises)
Etendit la plante de ses pieds
Sur les marais d'Endill (la mer)
4. Tels les antiques Vanes de la guerre, ils marchèrent,
Jusqu'à ce que le premier exterminateur (Thor) des filles
Du Loup pourchassant la déesse Sol (les géantes)
Atteigne le sang de Gang (la mer).
Alors, l'irascible dieu (Thor),
Seul capable de conjurer les méfaits de Loki,
Décida de s'opposer aux épouses (les géantes)
Du peuple du loup monstrueux.
5. Et le dépréciateur de l'honneur de Nanna (Thor)
Déesse des écueils des marées
Traversa à pied les courants en crue et glacés
Qui ceinturent l'océan des lynx (la terre).
Le furieux destructeur des scélérats des éboulis (Thor)
Avança à vive allure sur la large voie où finissent souches et branches (la mer)
Où l'onde formidable charrie le poison du Ver (le froid mortel des mers arctiques).
6. Là, ils arc-boutèrent leurs serpents d'hast (lances) aux algues des abîmes
Contre les courants mugissants dans les profondeurs,
Là où les ossements arrondis et glissants (rochers) ne trouvent nul repos.
Les porteuses d'estocade (lances) heurtèrent les hauts-fonds
pendant que les cataractes dévalant des promontoires rugissaient,
Martelées par une tempête de glace,
Le long de l'enclume de Fedja (la falaise).
7. L'utilisateur des épées affûtées sur la pierre
Laissait déferler sur lui les vagues puissamment gonflées.
L'homme appendu à la ceinture de force (Thialfi)
Ne pouvait rien faire de mieux.
Le bourreau des enfants de Mörn
Menaça d'élever sa force jusqu'au plafond de la halle (ciel)
A moins que ne s'amenuisent les flots jaillissant du cou du Géant (océan).
8. Les guerriers glorieux et sages dans la bataille,
Vikings liés par le serment prêté dans la demeure de Gauti (Odin),
Pataugèrent ferme, tandis que le ressac,
Tranchant comme une lame, les submergeait.
La houle, dressée comme dune de neige
Amoncelée par la tourmente
Se précipita sur celui qui allait aggraver
L'infortune des habitants
Des grottes creusées sous la corniche.
9. Alors Thiálfi, compagnon de l'allié des hommes,
Bondit en l'air de son propre chef
Et s'agrippa à la dragonne du bouclier du seigneur du ciel (Thor).
Un grand exploit de la force !
Les veuves de Mimir le malfaisant (les géantes)
Provoquèrent un violent courant, tranchant comme l'acier.
Le vainqueur de Grid (Thor), plein de rage,
Traversa le cahoteux territoire des marsouins (l'océan).
10. Les irréprochables cœurs des hommes,
Forts dans l'affrontement contre l'adversité,
Ne ratèrent pas un battement
Lors du déferlement des lames
De la hantise de Glammi.
La bravoure de Thor est plus formidable
Que la menace de l'océan :
Son cœur ne frémit jamais de peur,
Non plus que ne trembla celui de Thialfi.
11. Les occupants des falaises, alliés de Hati
Ennemi de Svalin bouclier du soleil,
Produisirent un tintamarre de combat
A l'encontre de ceux qui ajustèrent Gleipnir (les Ases),
Avant que les chevaucheurs des abysses,
destructeurs du peuple du bord du monde
N'entrent dans le jeu de Hedinn (la guerre éternelle), la bataille
Contre le rejeton des caves bretonnes (Geirrodr).
12. La nation des lointains écueils cinglés par les vagues gelées (les géants)
Détala et se rua dans son antre,
Poursuivie par le broyeur du peuple des caps (Thor).
Les Danois des récifs de l'estran,
Dans leur lointain asile,
Reconnurent leur défaite
Quand les enfants de Jolnir à l'épée enflammée
Leur firent résolument face.
13. Lorsque les guerriers à l'âme bien trempée
Investirent la maison du thurse,
Un grand vacarme se fit parmi les habitants
dans la grotte aux parois rondes.
Toujours réticent à faire la paix,
Le destructeur des rennes de ces montagnes reculées (les géants)
A été placé en situation difficile,
Assis sur le sombre et sinistre chapeau des géantes (la chaise sous laquelle elles étaient accroupies.)
Thor assis sur le "chapeau des géantes"
14. En le soulevant, elles essayèrent d'écraser la haute flamme
Surmontant son front lumineux (ses cheveux roux)
Contre le plafond rocheux de la caverne.
Mais furent broyées contre les éboulis du sol.
Le conducteur du char qui survole l'orage
Brisa l'échine encore secouée de ricanements
Des deux vierges des cavernes.
15. Après quoi le fils de Iord garda le silence
Et les habitants du repaire surplombant les fjords
Poursuivirent leur beuverie de bière.
L'effrayant possesseur de la moëlle d'orme (arc),
Progéniture de Surdr (Geirrod),
Projeta avec des pinces
Une pièce chauffée au feu de la forge
Vers la bouche du réconfort d'Odin (Thor).
16. L'oppresseur des géantes chevauchant dans le soir,
Ouvrant largement la bouche de ses mains
Attrapa la lourde masse pourpre
Pendant aux pinces comme des algues rouges.
17. Ainsi, celui qui précipite les batailles,
Le vieil ami de Throng (Freya),
A qui Thrud manque si cruellement,
Engloutit-il goulûment au vol
La grillade de métal projetée jusqu'à lui
A peine eut-elle jailli
Du creux de la main hostile de Geirrod,
L'amoureux passionné de Hrimnir.
18. La halle de Thrasir trembla
Lorsque l'énorme tête d'Heidrek (Geirrod)
Porta contre l'antique jambage du pilier de la salle.
Le splendide père adoptif d'Ullr
Lui avait renvoyé avec puissance le tisonnier acéré
Qui transperça par le milieu de la ceinture
Le maître des rivages terrifiant les pêcheurs.
19. Furieusement, Thor abattit les autres enfants de Glaum,
Aidé de son marteau sanglant.
Le tueur des habitués de la halle de Syn
Avait remporté la victoire.
L'aide ne manqua pas à l'archer,
Au dieu du char,
Qui provoqua ce désastre
Sur le banc des convives lotes.
20. Digne du culte qui lui est rendu,
Le pourvoyeur de Hel en géants,
Aidé de l'elfe (Thialfi) et avec son maniable concasseur
Ecrasa ces géants
Dans leur refuge souterrain fermé à la lumière du monde des elfes.
Les habitants de l'aire des faucons du bout du monde
Furent incapables de blesser
Le vainqueur des géants et son courageux soutien.
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* Ecossais, Danois et Bretons n'ont rien à voir là-dedans : il s'agit de heiti (synonymes) pour "étrangers".
Tags : thorsdrapa, thor, eilifr godrunarson, geirrodr, loki, thialfi
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