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Futhark, Runes et Magie
Les anciens scandinaves étaient des lettrés. Bon, peut-être pas tous, mais vu le nombre d'objets sur lesquels leurs écrits ont pu être identifiés, l'écriture n'était pas une activité anecdotique, même au burin, et même pour les artisans et paysans.
Avant d'écrire en latin avec des caractères latins (après la christianisation), puis en langue vernaculaire avec ces mêmes caractères latins, ils disposaient de leur propre système d'écriture : les runes.
Le mot rune vient de l'antique racine indo-européenne *rūn, qui signifie secret, chose cachée, chuchotement. Je me suis donc penchée (un peu) sur la question, pour écouter et savoir ce qu'était ce secret, comment ils écrivaient, ce qu'ils écrivaient, et pourquoi.
Pierre runique de Kingigtorssuaq (Groenland, environ 1300)
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Par Thordruna le 25 Mai 2011 à 08:31
Dédicace spéciale de cet article à Christophe, "Runemaster".
Viking's word, Leaves Eyes
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Le fuþark
Définition
Le futhark est un alphabet qui comprend à l'origine 24 signes correspondant à des sons, et qui a probablement été formalisé entre le Ier siècle avant JC et le IIème siècle après JC en Germanie du Sud, puis a diffusé vers la Scandinavie à la faveur des migrations de population et des échanges commerciaux.
Il tire son nom, tout comme le nôtre tire le sien des deux premières lettres de l'alphabet grec, des 6 premières lettres de quelques pierres runiques sur lesquelles il était gravé : en effet, parmi les milliers de pierres runiques et d'objets runiques découverts à ce jour, certains comportent une même séquence de signes qui ne peuvent être répartis en mots et en phrases, et correspondent simplement à des runes classées dans un ordre précis, toujours le même.
Pierre de Kylver, Stanga, Gotland, trouvée en 1903, datée d'environ 400.
Transcription :
Cet ordre, donc, sur lequel il faudra s'étendre un peu plus tard, la répartition en trois groupes de huit n'étant pas indifférente, est généralement le suivant pour l'ancien (elder) futhark (avec quelquefois une inversion de la dernière paire):
Morphologie
Le futhark autorise, comme tous les caractères utilisés pour écrire les langues indo-européennes, une écriture de type syllabique.
Certains de ces signes ont une parenté graphique évidente (pour une même phonation, bien sûr) avec ceux de l'alphabet latin, dont nombre viennent du grec et du rhétique (étrusque) :
F, R, I, M, T, B, H.
Pour d'autres, on peut reconnaître aisément une forme grecque :
L'origine des autres runes est encore discutée : soit des inventions germaniques, soit des emprunts très modifiés à des alphabets comme l'alphabet étrusque, ce qui reste l'hypothèse la plus probable.
Le caractère très anguleux de cet alphabet est évidemment lié à des raisons pratiques de gravage sur métal ou sur pierre : les droites sont plus faciles à graver au burin et au marteau que les courbes sur les surfaces dures. De plus, cet alphabet est remarquablement facile à resserrer ou à espacer à volonté.
A partir de ces formes initiales, certaines runes se sont modifiées avec le temps, et d'autres sont restées stables. Cet ancien futhark comprenant 24 signes a évolué au fil du temps en nouveau (younger) futhark (formalisé entre 700 et 800), simplifié en seize signes (dans l'ordre f, u, th, a, r, k, h, n, i, ar, s, t, b, m, l, è) :
Cette évolution graphique sera plus détaillée ultérieurement rune par rune dans l'exposé des trois groupes de runes, les aettir. Il est également à tenir compte du fait que leur graphisme a été l'objet de modifications et de préférences régionales, en même temps qu'il évoluait dans le temps.
En plus de cette évolution graphique en relation avec l'évolution phonétique, a émergé pour des raisons pratiques d'écriture une forme de rune dite "futhark raccourci suédo-norvégien", que l'on trouve couramment sur les pierres runiques tardives :
En outre s'est développée une combinatoire des runes, alors dites secrètes :
- en accumulation, par exemple : : gebo ansuz et tyr ansuz laguz wunjo
- en encodage numérique, par exemple, avec à gauche le numéro d'aett et à droite le numéro d'ordre de la rune dans l'aett : : première rune du troisième aett (tyr) et cinquième du deuxième aett (sowelo). Ces runes sont très graphiques et ressemblent ainsi un peu à l'ogham, alphabet celte. Elles peuvent également être placées en croix.
- en décalage d'une rune...
On trouve ces formes très élaborées et répondant à un souci esthétique et symbolique sur certains objets runiques comme la Pierre de Rök.
Nom des runes et phonologie
Je développerai un peu ces données pour l'Ancien Futhark.
Comme tout alphabet, le futhark répond à une exigence de type "communication" : il est constitué de signes correspondant à des sons de l'ancienne langue germanique, dont une des branches a donné naissance au vieux norrois.
Et comme pour tout alphabet, chacune de ces lettres porte un nom, un peu différent en norrois et en gothique. Chacun des noms de ces lettres désigne en outre un concept ou un être ou un objet, avec par conséquent une valeur de type idéographique, ce qui est assez original par rapport aux alphabets latin ou grec. Chacune des runes est donc porteuse d'une connotation symbolique et de ce qui en découle assez naturellement, une valeur magique, attestée par les textes (voir par exemple le Sigdrifumal, le Busluboen, le Grogaldr ou certains chapitres de la Volsunga saga). On retrouve le même genre de symbolique magique dans l'alphabet hébreu (Kabale).
Les formes du protogermanique sont reconstituées : il n'existe aucune preuve archéologique de leur existence, mais elles ont été reconstruites à partir du nom des runes dans les différentes langues en remontant les mécanismes d'évolution phonologique maintenant bien décortiqués en linguistique.
A noter qu'Algiz et Ingwaz ne se trouvent jamais en début de mot.
Certaines de ces lettres étaient redondantes, car les langues évoluent généralement dans le sens d'une simplification dans l'articulation des sons : g -> k, w et o -> ou, j et ï -> i, p -> b, d -> t, et un son è de trop (iwhaz ?). Huit d'entre elles ont ainsi pu disparaître dans le nouveau furthark sans nuire à la transcription des sons.
Très fréquemment, les formes anciennes, intermédiaires et modernes coexistent, ce qui en fonction de la localisation géographique, puisqu'existent également des variantes et préférences géographiques, constitue aujourd'hui une aide à la datation des objets supports (et réciproquement lorsque les objets ont pu être datés par d'autres techniques).
Utilisations du futhark
Le futhark possède une double fonctionnalité :
- phonologique : chaque signe représente donc un son de la langue germanique ancienne, puis du vieux norrois, et chaque son de ces langues est couvert par une lettre. Il servait donc, comme tout alphabet, à fixer des paroles et des sons de manière pérenne, avant l'invention des techniques d'enregistrement analogique puis numérique. C'est le propre et la finalité initiale de l'écriture.
Il était donc utilisé pour rédiger des textes, d'abord sur la pierre, le métal, le bois, éventuellement le cuir et l'os, puis le parchemin et très tard, le papier.
Bractéate de Vadstena. Vème siècle.
Pierre runique de Stentoften. VIIème siècle.
Franks Casket ou cassette runique d'Auzon (gravée dans de l'os de baleine). VIIème siècle.
Codex runicus. XIVème siècle.
- magique : du fait de la valeur symbolique affectée à chaque rune, le futhark était porteur d'une puissance de focalisation de la magie, pour obtenir une protection ou jeter une malédiction, donc pour influer sur l'avenir. Cependant, contrairement à une tradition bien établie et d'autant plus répandue du fait du regain actuel des disciplines ésotériques, il n'existe pas de preuves archéologiques formelles que le futhark ait été utilisé à des fins divinatoires par tirage de runes. Il s'agirait de l'interprétation d'observateurs étrangers romains et chrétiens qui auraient extrapolé ce qu'ils voyaient à partir de leurs connaissances des traditions latines comme la consultation des augures, ainsi que le fit Tacite (55-120):
"Il n'est pas de pays où les auspices et la divination soient plus en crédit. Leur manière de consulter le sort est très simple: ils coupent une baguette à un arbre fruitier, et la divisent en plusieurs morceaux qu'ils marquent de différents signes, et qu'ensuite ils jettent pêle-mêle sur une étoffe blanche. Le prêtre de la cité, si c'est l'État qui consulte, le père de famille lui-même, si ce sont des particuliers, invoque les dieux, et, regardant le ciel, il lève trois fois chaque morceau, et fait son pronostic d'après le signe dont il est empreint."
Divination. C.E. Doepler
Mais on n'a pas de preuves que les runes étaient déjà en usage à l'époque où Tacite écrivait, ni que les signes dont il parle en aient été... Ni de l'inverse, d'ailleurs.
Les Norses sont cependant connus pour avoir utilisé d'autres techniques divinatoires : interprétation des rêves, événements naturels, pouvoirs personnels.
Pour en savoir plus : futhark ancien,
et l'ouvrage d'Yves Kodratoff : "les Runes - Des Faits, des Légendes et leur Magie", Guy Trédaniel Editeur, 1995, qui se base sur les textes parvenus jusqu'à nous.
3 commentaires -
Par Thordruna le 10 Juin 2011 à 08:36
Runes shall you know, (Tiurida), Falkenbach.
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Les signes du futhark ancien sont souvent répartis en trois groupes de huit runes, groupes nommés aettir (familles, clans).
Le premier aett comprend donc les runes .
Il est généralement décrit comme l'Aett de Freyr et Freya, ou des forces primordiales de la vie notamment humaine : on y trouve en effet la fertilité, la fécondité, la puissance de la terre, bénéfique ou hostile, la notion du sacré et la parole, le mouvement et la chaleur, là aussi bénéfique ou pathologique, l'ensemble aboutissant à deux notions importantes pour l'homme : le don (et la confiance, base de la vie de famille) et la joie (essentiellement issue du bien-être et du confort).
Ces deux derniers concepts n'étaient apparemment pas des priorités pour les anciens scandinaves, peut-être du fait de la dureté de la vie, comme en atteste l'absence de poèmes runiques vikings ou islandais.
Les poèmes runiques anglais sont le plus souvent très marqués par la religion chrétienne.
A noter le caractère facétieux du poème anglais si on donne à cen le sens de furoncle...
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Par Thordruna le 18 Juin 2011 à 08:02
Algir Tognatale (Gap var Ginnunga), Wardruna.
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Le deuxième aett comprend les runes : . Il est souvent nommé aett d'Heimdall ou aett d'Hagla. Il est constitué de trois runes représentant les forces cosmiques : le froid primaire qui a présidé à la création du monde, l'inexorabilité du destin, et le lien entre le monde des vivants et celui des morts. Ce sont trois runes qu'on pourrait dire "froides", ce qui n'est pas sans rapport avec la perception que les hommes du nord avaient de leur environnement. Les cinq runes suivantes sont des runes décrivant les relations de l'homme avec cet environnement et les autres mondes, dans un contexte de survie et de perpétuation : la générosité de la terre en lien avec le temps qui passe et le travail de l'homme, la stabilité du monde assurée par l'Yggdrasil, le mystère de la naissance (et de la fructification), l'intelligence et la folie, et la puissance du soleil, présent sur tous les plans d'existence. Ce sont donc des runes d'intégration de l'homme dans son milieu naturel, des runes de lien entre l'homme et les autres mondes, d'où probablement la notion d'Aett d'Heimdall, gardien du pont entre monde des hommes et monde des dieux. Ces runes vont dans le sens de l'élargissement du point de vue et de l'ouverture de l'homme au monde.
Le poème runique anglais, seul existant pour la rune Peorth, étant incomplet, sa traduction et son interprétation sont encore plus sujettes à caution que pour les autres textes. En voilà donc deux.
Néanmoins, le sens de "table de jeu" donné quelquefois à cette rune énigmatique semble bien futile (ou puritain) par rapport aux enjeux symboliques habituels des runes et aux préoccupations de ces peuples, qui aimaient jouer, certes, mais à ce point ?
9 commentaires
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