Thor ne pipa mot, porta la corne à ses lèvres, pensant qu'il devait à présent boire de plus grandes gorgées, et lutta avec la corne jusqu'à être hors d'haleine. Et encore une fois, il lui sembla que l'extrémité de la corne ne s'inclinait pas comme il aurait aimé. Alors il la retira de sa bouche, et regarda à l'intérieur, et il lui parut que le niveau avait moins baissé que la première fois. Mais à présent, il y avait moins de boisson dedans, de sorte qu'il était possible de la transporter sans en renverser. Utgarda-Loki demanda : "- Et bien quoi, Thor ? Vas-tu reculer devant une nouvelle gorgée ? Si tu en bois une troisième, il me semble que ce devrait être la plus conséquente. Mais tu ne pourras guère être considéré comme aussi important parmi nous que tu ne l'es aux dires des Ases, si tu ne te montres pas meilleur dans d'autres épreuves que dans celle-ci." Thor se mit alors en colère, porta la corne à sa bouche, et but de toute sa puissance, et lutta avec le breuvage autant qu'il le put. Et lorsqu'il regarda dans la corne, cette fois, il vit qu'il avait obtenu, au mieux, une faible différence de niveau. Alors il abandonna la corne et ne voulut pas boire davantage. 

Utgarda-Loki lui dit : "- Il devient à présent évident que ta prouesse n'est pas aussi grande que nous l'escomptions. Mais veux-tu t'essayer à d'autres épreuves ? Il est manifeste que tu n'es guère à ton avantage avec celle-ci."
Thor répondit : "- Je vais me livrer à d'autres épreuves. Mais il m'aurait semblé bien étrange, si j'avais été chez moi en compagnie des Ases, d'entendre qualifier de petits de semblables traits. Quel jeu me proposes-tu, à présent ?"

Utgarda-Loki dit : "- Les jeunes gens d'ici ont coutume de le faire par jeu, ce qui est considéré comme insignifiant : soulever mon chat du sol. Je n'aurais pas osé le proposer à Asa-Thor, si je n'avais constaté auparavant que tu étais moins puissant que je ne le pensais." Là-dessus bondit sur le sol de la halle un chat gris de très grande taille. Thor s'approcha de lui, plaça une main sous le milieu de son ventre, et le souleva. Mais le chat s'incurva de plus en plus au fur et à mesure que Thor étendait le bras. Et lorsque Thor l'eut élevé aussi haut qu'il le pouvait, une seule des pattes du chat avait quitté le sol, et Thor ne put aller plus loin. 

Utgarda-Loki constata : "- Il en est allé de ce jeu comme je le prévoyais. Ce chat est très grand et Thor est courtaud et petit par rapport aux hommes de haute taille présents ici."

Thor répliqua : "- Puisque vous me qualifiez de petit, envoyez moi quelqu'un contre qui combattre. Je suis en colère, maintenant !".

Utgarda-Loki regarda autour de lui sur les bancs et dit : "- Je ne vois personne ici à qui te combattre ne semblerait pas déchoir." Puis il ajouta : " -Voyons, pour commencer... Qu'on fasse venir céans ma vieille nourrice, Elli, et que Thor la combatte s'il le veut bien. Elle a terrassé des hommes qui ne me semblaient pas moins fort que Thor." Alors, dans la salle, entra une vieille femme, très avancée en âge. Utgarda-Loki lui dit d'affronter Thor. Ce combat ne nécessite pas un long récit, il se déroula de sorte que plus Thor portait des attaques puissantes, plus elle restait ferme sur ses appuis. Puis la vieille femme plaça des clés, et Thor ne tarda pas à perdre pied. Leurs assauts devinrent très violents, et il ne fallut guère de temps pour qu'elle fasse tomber Thor à un genou. 

Utgarda-Loki se leva, et leur ordonna de cesser le combat, disant que Thor n'aurait pas l'occasion de se mesurer à la lutte avec un des hommes de sa garde.

Pendant ce temps, la nuit était tombée. Utgarda-Loki désigna un banc à Thor et à ses compagnons, et ils y passèrent toute la nuit, traités avec grande libéralité. 

XLVII- Au matin, dès le lever du soleil, Thor et ses compagnons se levèrent, s'habillèrent, et s'apprêtèrent à partir. Utgarda-Loki arriva alors, et leur fit installer une table. Rien ne manqua, ni bonne chère, ni viande, ni boisson. Et dès qu'ils eurent fini de manger, il les raccompagna à la sortie du château. Lorsqu'ils se séparèrent Utgarda-Loki demanda à Thor ce qu'il pensait de la manière dont le voyage s'achevait, et s'il avait déjà rencontré quelqu'un d'aussi puissant que lui. Thor répondit qu'il ne pouvait nier qu'il ressentait de la honte au sujet de ses relations avec lui. "- Mais maintenant, tu vas me traiter de minable, et j'en suis marri." 
Utgarda-Loki dit alors : "- Maintenant, je vais te dire la vérité, puisque vous êtes sortis du château. Et tant que je vivrai, autant qu'il me sera possible, tu n'y entreras plus jamais. Et j'ai compris, par ma foi ! que tu n'aurais jamais dû y pénétrer, si j'avais su d'avance que tu étais si fort, et à même de nous mettre en aussi grand péril. Mais j'ai usé d'illusions à votre encontre, la première fois que je vous ai rencontrés dans la forêt, et lorsque tu as tenté de délier les nœuds du sac à provisions. Je l'avais noué avec des liens de fer ensorcelé, de sorte que tu n'as su où commencer à le délier. Puis tu m'as asséné trois coups de marteau, dont le premier, le plus faible, eût suffi à me tuer, s'il m'avait atteint. Où tu vois, près de mon château, trois montagnes ensellées, dont les sommets sont creusées de trois vallées carrées dont une est si profonde, ce sont les marques de ton marteau. J'ai brandi ces montagnes en bouclier face à ton marteau, mais cela, tu ne le vis point. Passons maintenant aux jeux, dans lesquels vous vous êtes mesurés à mes gens. Ainsi se déroula le premier, que fit Loki. Il était affamé, et a dévoré avec avidité, mais l'homme nommé Logi était en réalité le "feu sauvage", et il brûla l'auge aussi bien que la nourriture. Lorsque Thjalfi a couru contre Hugi, ce dernier était ma pensée, et il n'était pas attendu que Thjalfi courût plus vite qu'elle. Ensuite, lorsque tu as bu dans la corne, et qu'il t'a semblé que le niveau baissait lentement, en vérité, par ma foi, ce fut une merveille que jamais je n'aurais cru possible. L'autre extrémité de la corne baignait dans la mer, mais tu ne t'en rendis pas compte. Si tu vas au bord de la mer, tu remarqueras quelle quantité d'eau tu as bue : ce qu'on appelle le reflux des marées."

Et il ajouta : "- Il me sembla remarquable aussi que tu parviennes à soulever le chat. Et pour dire la vérité, tous furent alors effrayés lorsque tu parvins à décoller une de ses pattes du sol. Ce chat n'était pas ce qu'il t'apparut : il s'agissait du serpent de Midgard, qui entoure toute la terre, et qui est juste assez long pour en faire le tour de la tête à la queue. Tu as étendu tes bras si haut que tu n'étais plus très loin des cieux. Ce fut aussi une grande merveille que ton combat, lorsque tu résistas si longtemps et ne tombas qu'à un genou, contre Elli, car jamais personne n'a été ni ne sera, qui atteigne un âge avancé, en mesure de lutter contre la "vieillesse" sans tomber. 
A présent, il faut nous séparer, et, en vérité, il sera meilleur de part et d'autre que vous ne reveniez jamais me rendre visite. Dans le cas contraire, je défendrai ma citadelle avec des artifices semblables, ou d'autres, et vous ne pourrez avoir aucun pouvoir contre moi."
En entendant ces paroles, Thor saisit son marteau et le brandit bien haut. Mais il était sur le point de le lancer lorsqu'Utgarda-Loki disparut. Alors il se retourna vers le château, se proposant de le réduire en gravillons. Mais il ne distingua qu'une vaste plaine vide, et de château, point. Alors il tourna le dos, et reprit la route, jusqu'à rentrer à Thrudvangar. 

Mais l'histoire dit vrai qui prétend qu'il résolut alors d'organiser une rencontre entre lui et le serpent de Midgard, ce qui advint par la suite. Et je pense que personne ne pourrait te raconter de manière plus véridique cette expédition de Thor."

L'expédition de Thor chez Utgardaloki 

Les illustrations de Lorenz Frolich